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LES PLAISIRS ET LES JOURS

voix de l’imagination et de l’âme est la seule qui fasse retentir heureusement l’imagination et l’âme tout entière, et un peu du temps que vous avez tué à plaire, si vous l’aviez fait vivre, si vous l’aviez nourri d’une lecture ou d’une songerie, au coin de votre feu l’hiver ou l’été dans votre parc, vous garderiez le riche souvenir d’heures plus profondes et plus pleines. Ayez le courage de prendre la pioche et le râteau. Un jour, vous aurez plaisir à sentir un parfum doux s’élever de votre mémoire, comme d’une brouette jardinière remplie jusqu’aux bords.

Pourquoi voyagez-vous si souvent ? Les carrosses de voiture vous emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour être au bord de la mer, vous n’avez qu’à fermer les yeux. Laissez ceux qui n’ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et s’installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous, y terminer un livre ? Où travaillerez-vous mieux qu’à la ville ? Entre ses murs, vous pouvez faire passer les plus vastes décors qu’il vous plaira ; vous y éviterez plus facilement qu’à Pouzzoles les déjeuners de la princesse de Bergame et vous serez moins souvent tenté de vous promener sans rien faire. Pourquoi surtout vous acharner à vouloir jouir du présent, pleurer de n’y pas réussir ? Homme d’imagination, vous ne pouvez jouir que par le regret ou dans l’attente, c’est-à-dire du passé ou de l’avenir.

Voilà pourquoi, Olivian, vous êtes mécontent de votre maîtresse, de vos villégiatures et de vous-même. La raison de ces maux, vous l’avez peut-être déjà remarquée ;