Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
74
LES PLAISIRS ET LES JOURS

neraient-elles si vous leur montriez l’éventail ? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau. Les femmes réalisent la beauté sans la comprendre.

Elles diront peut-être : Nous aimons simplement une beauté qui n’est pas la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.

Qu’elles me laissent dire au moins : combien peu de femmes comprennent l’esthétique dont elles relèvent. Telle vierge de Botticelli, n’était la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.

Acceptez cet éventail avec indulgence. Si quelqu’une des ombres qui s’y sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en considérant que c’est une ombre et que vous n’en souffrirez plus.

J’ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frêle papier auquel votre geste donnera des ailes, parce qu’elles sont, pour pouvoir faire du mal, trop irréelles et trop falotes…

Pas plus peut-être qu’au temps où vous les conviiez à venir pendant quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont les branches s’étaient couvertes de grandes fleurs pâles.