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LES PLAISIRS ET LES JOURS

cercle de ses excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme des promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but, mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage l’abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir, comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons de vos lustres ; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de choses et tant d’êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais. Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que l’autre, vivant pourtant, et qu’on ne verra plus. Aussi je ne voudrais pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n’aurait pas fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s’étonnerait de voir « la politesse » réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet étranger, les vices de ce rapprochement dont l’excès ne facilite bientôt qu’un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait d’un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite où un grand écrivain, avec les apparences d’un snob, écoute un grand seigneur qui semble pérorer sur le poème qu’il feuillette et auquel