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LES PLAISIRS ET LES JOURS

de rythmer encore longtemps de mon tic tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente ; tout en sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des abeilles dans une ruche…

La sonnette retentit ; un domestique va ouvrir la porte.

La Bonne Fée. — Songe à m’obéir et que l’éternité de ton amour en dépend.

La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s’inquiètent et les orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré ; une a l’air méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir bouger. Les livres n’interrompent point leur grave murmure. Tout lui dit : Obéis à la fée et songe que l’éternité de ton amour en dépend…

Honoré, sans hésiter. — Mais j’obéirai, comment pouvez-vous douter de moi ?

La bien-aimée entre ; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme une harmonie d’elle.

Honoré se précipite sur sa bouche en s’écriant : « Je t’aime !… »

Épilogue. — Ce fut comme s’il avait soufflé sur la flamme du désir de la bien-aimée. Feignant d’être choquée de l’inconvenance de ce procédé, elle s’enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d’un regard indifférent et sévère…