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LES PLAISIRS ET LES JOURS

bien changé de genre de vie ! Moi qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je n’écrirai plus que des billets doux, si j’en juge par ce papier à lettres que tu viens de faire faire. Mais ces billets doux seront tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, cher ami, mais pourquoi es-tu triste ?

Des Roses, des Orchidées, des Hortensias, des Cheveux de Vénus, des Ancolies, qui remplissent la chambre. — Tu nous a toujours aimées, mais jamais tu ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums. Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es amoureux, mais pourquoi es-tu triste ?…

Des Livres. — Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours interrogés, toujours inécoutés. Mais si nous ne t’avons pas fait agir, nous t’avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite ; mais au moins tu ne t’es pas battu dans l’ombre et comme dans un cauchemar : ne nous relègue pas à l’écart comme de vieux précepteurs dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes yeux encore purs s’étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes pas pour nous-mêmes, aime-nous pour tout ce que nous te rappelons de toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et avoir pu l’être n’est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l’avoir été ?

Viens écouter notre voix familière et sermonneuse ; nous