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FRAGMENTS DE COMÉDIE ITALIENNE

le titre de ce dernier et sa profession, c’est ami véritable.

Augustin entre dans un salon ; je vous le dis en vérité, tenez-vous sur vos gardes et n’allez pas oublier qu’il est votre ami véritable. Songez qu’à l’instar de Percy et de Laurence, il ne vient jamais impunément, et qu’il n’attendra pas plus pour vous les dire que vous lui demandiez quelques-unes de vos vérités, que ne faisait Laurence pour vous dire un monologue ou Percy ce qu’il pense de Verlaine. Il ne se laisse ni attendre ni interrompre, parce qu’il est franc comme Laurence est conférencier, non dans votre intérêt, mais pour son plaisir. Certes votre déplaisir avive son plaisir, comme votre attention celui de Laurence. Mais ils s’en passeraient au besoin. Voilà donc trois impudents coquins à qui l’on devrait refuser tout encouragement, régal, sinon aliment de leur vice. Bien au contraire, ils ont leur public spécial qui les fait vivre. Celui d’Augustin le diseur de vérités est même très étendu. Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle du théâtre et l’absurde maxime : « Qui aime bien châtie bien », se refuse à reconnaître que la flatterie n’est parfois que l’épanchement de la tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur. Augustin exerce-t-il sa méchanceté sur un ami ? ce public-là oppose vaguement dans son esprit la rudesse romaine à l’hypocrisie byzantine et s’écrie avec un geste fier, les yeux allumés par l’allégresse de se sentir meilleur, plus fruste, plus indélicat : « Ce n’est pas lui qui vous parlerait tendrement… Honorons-le : Quel ami véritable !… »