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Létourville, dans la compagnie duquel je me figurais, moi, tel que je m’apparaissais à moi-même, un bon camarade, en étais-je donc séparé par l’écartement d’un invisible compas auquel je n’avais pas songé et qui me situait si loin du jeune sous-lieutenant qu’il semblait que pour celui qui se disait mon « petit ami » j’étais un vieux monsieur !

Presque aussitôt après quelqu’un parla de Bloch, je demandai si c’était du jeune homme ou du père (dont j’avais ignoré la mort, pendant la guerre, d’émotion, avait-on dit, de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu’il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit la duchesse. Mais c’est évidemment du père que nous parlons, car il n’a rien d’un jeune homme, ajouta-t-elle en riant. Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes. » Et je compris qu’il s’agissait de mon camarade. Il entra, d’ailleurs, au bout d’un instant. J’eus de la peine à le reconnaître. D’ailleurs, il avait pris maintenant non seulement un pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand’père pour reconnaître la douce vallée de l’Hébron et les chaînes d’Israël que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait, en effet, complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l’accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu’une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation où le nasonnement d’autrefois