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exclu toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de celle-là. Si Swann ne m’avait pas parlé de Balbec, je n’aurais pas connu Albertine, la salle à manger de l’hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé ailleurs, j’aurais connu des gens différents, ma mémoire comme mes livres serait remplie de tableaux tout autres, que je ne peux même pas imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit et me fait regretter de n’être pas allé plutôt vers elle, et qu’Albertine et la plage de Balbec et de Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas toujours restés inconnus.

La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu’il fallait. Elle n’était plus belle, elle l’est redevenue, car nous sommes jaloux d’elle, elle remplira ce vide.

Une fois que nous serons morts, nous n’aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n’est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu’on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie, si utile, ne naît pas forcément d’un regard, ou d’un récit, ou d’une rétroflexion. On peut la trouver, prête à nous piquer, entre les feuillets d’un annuaire — ce qu’on appelle « Tout-Paris » pour Paris, et pour la campagne « Annuaire des Châteaux » ; — nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu’il lui faudrait aller voir quelques jours sa sœur dans le Pas-de-Calais. Nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M. E.