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de grandes distances de temps perdu, ma grand’mère, Albertine que j’avais recommencé à aimer parce qu’elle m’avait fourni, dans mon sommeil, une version, d’ailleurs atténuée, de l’histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu’ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas ; qu’ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s’abstraire de l’habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l’autre.

J’avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par exemple) était vulgaire : « Vous n’êtes pas gêné », disait-il, comme eût pu dire Cottard. J’avais vu dans la médecine, dans l’affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c’est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n’a pas besoin d’interprétation, qui font qu’un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu’a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d’envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n’est pas une heure de ma vie qui n’eût ainsi servi à m’apprendre, comme je l’ai dit, que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet quand tout, au contraire, est dans l’esprit. En somme, si j’y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait de Swann, non pas seulement