l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l’écrivain se rend compte que si son rêve d’être un peintre n’était pas réalisable d’une manière consciente et volontaire il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l’écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir... Car mû par l’instinct qui était en lui, l’écrivain, bien avant qu’il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir, pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l’accent avec lequel avait été dite une phrase, et l’air de figure et le mouvement d’épaules qu’avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d’autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que cet accent il l’avait déjà entendu, ou sentait qu’il pourrait le réentendre, que c’était quelque chose de renouvelable, de durable ; c’est le sentiment du général qui dans l’écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre d’art. Car il n’a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu’ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s’étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d’une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels jeux de physionomie, par de tels mouvements d’épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la vie des autres est représentée en lui et quand plus tard il écrira, elle lui servira à
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