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la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue : le petit sillon qu’une phrase musicale ou la vue d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l’apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l’église jusqu’à ce que — dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle l’érudition — nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d’archéologie. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d’art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l’objet d’un dur labeur d’approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage ; ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : « Bravo, bravo » après l’exécution d’une œuvre qu’ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la