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toi droit. » Comme la robe où nous vîmes pour la première fois une femme, elles m’aideraient à retrouver l’amour que j’avais alors, la beauté sur laquelle j’ai superposé tant d’images, de moins en moins aimées, pour pouvoir retrouver la première, moi qui ne suis pas le moi qui l’ai vu et qui dois céder la place au moi que j’étais alors afin qu’il appelle la chose qu’il connut et que mon moi d’aujourd’hui ne connaît point. La bibliothèque que je composerais ainsi serait même d’une valeur plus grande encore, car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures représentant l’église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de Saint-Georges le Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants saphirs, seraient devenus dignes de ces « livres à images », bibles historiées, que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte mais pour s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule de Fouquet et qui font tout le prix de l’ouvrage. Et pourtant, même n’ouvrir ces livres lus autrefois que pour regarder les images qui ne les ornaient pas alors me semblerait encore si dangereux que, même en ce sens, le seul que je pusse comprendre, je ne serais pas tenté d’être bibliophile. Je sais trop combien ces images laissées par l’esprit sont aisément effacées par l’esprit. Aux anciennes il en substitue de nouvelles qui n’ont plus le même pouvoir de résurrection. Et si j’avais encore le François le Champi que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand’mère devait me donner pour ma fête, je ne le regarderais jamais ; j’aurais trop peur d’y insérer peu à peu de mes impressions d’aujourd’hui couvrant complètement celles d’autrefois, j’au-