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était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l’état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n’est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu’ont des blessés, qui, quoiqu’ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper disent, voyant ce qui va être : je vais mourir, je suis prêt et écrivent leurs adieux à leur femme.

Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la chose singulière qui arriva avant que j’eusse commencé mon livre, et qui m’arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva un soir où je sortis, meilleure mine qu’autrefois, on s’étonna que j’eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l’escalier. Ce n’avait été qu’une sortie de deux heures, mais quand je fus rentré, je sentis que je n’avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m’arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n’esquissent même une résistance si on leur dit qu’on va les jeter à la mer. Je n’avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n’étais plus capable de rien comme il arrive à des vieillards alertes la veille et qui, s’étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une existence qui n’est plus qu’une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi,