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Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, ainsi, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l’aimais plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d’être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d’aussi triste que m’avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant combien cela m’était égal maintenant de ne plus l’aimer. Ces morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces, une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir, m’avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort. Or c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel, était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en