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années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir en effet de ceci que j’avais un corps, c’est-à-dire que j’étais perpétuellement menacé d’un double danger extérieur, intérieur. Encore ne parlè-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d’une hémorragie cérébrale est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps c’est la grande menace pour l’esprit. La vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu’elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu’elle est une imperfection encore aussi rudimentaire qu’est l’existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l’organisation de la vie spirituelle, est telle que le corps enferme l’esprit dans une forteresse ; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l’esprit se rende. Mais pour me contenter de distinguer les deux sortes de dangers menaçant l’esprit et pour commencer par l’extérieur, je me rappelais que souvent déjà dans ma vie, il m’était arrivé dans les moments d’excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l’objet présent de ma pensée, et de comprendre qu’il dépendait d’un hasard non seulement que cet objet n’y fût pas encore entré, mais qu’il fût avec mon corps même anéanti. Je m’en souciais peu alors. Mon allégresse n’était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie fuît dans une seconde et entrât dans le néant peu m’importait. Il n’en était plus de même