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était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait donné à de rares intervalles dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l’irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire comme par exemple les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l’ingestion d’une nourriture abjecte, ou l’amitié qui est une simulation puisque pour quelques raisons morales qu’il le fasse l’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas (les amis n’étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l’erreur d’un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j’avais eue le jour où j’avais été présenté à Albertine de m’être donné un mal pourtant bien petit afin d’obtenir une chose — connaître cette jeune fille — qui ne me semblait petite que parce que je l’avais obtenue. Même un plaisir plus profond comme celui que j’aurais pu éprouver quand j’aimais Albertine, n’était en réalité perçu qu’inversement par l’angoisse que j’avais quand elle n’était pas là, car quand j’étais sûr qu’elle allait arriver comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n’avais pas cru éprouver plus qu’un vague ennui tandis que je m’exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j’approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l’infusion avec une joie croissante pour moi qui avait fait entrer dans ma chambre, la chambre de ma tante