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avait passé inaperçu d’elle, qu’elle pouvait supposer non seulement que j’avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d’homme du monde qu’elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé, que je venais d’acquérir, la duchesse l’avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu’il n’était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut notamment, sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom — puis l’objet de mon amour — et le moment où elle n’avait été pour moi qu’une femme du monde quelconque. Or, je n’étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n’eût pas trouvé plus singulier que j’eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu’elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n’offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.

Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c’était l’ancienne princesse de Guermantes qui recevait : « Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu’on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. — Mon Dieu, que c’est vieux, tout cela », me répondit la duchesse, accentuant pour moi l’impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu’elle fit complaisamment. « Maintenant