Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/184

Cette page n’a pas encore été corrigée

pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m’inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J’aurais dû pourtant penser qu’antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu’ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j’aurais mieux fait d’aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d’infranchissable, où, à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d’elles par l’impossible. C’est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s’appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d’autres. Sans doute l’inconnu et presque l’inconnaissable était devenu le commun, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu’il avait été un certain charme. Et, à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n’était pas une de mes années qui n’ait eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l’image d’une femme que j’y avais désirée ; image souvent d’autant plus arbitraire que parfois je n’avais pas vu cette femme, quand c’était, par exemple, la femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d’Orgeville, ou telle jeune fille dont j’avais vu le nom dans le compte rendu mondain d’un journal, parmi l’essaim des charmantes valseuses. Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j’avais lu, dans l’Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour