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de Guermantes, par l’espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s’évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu’ont les gens âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle aimait à dire, en parlant de Gilberte : « Je vous dirai que ce n’est pas pour moi une relation nouvelle, j’ai énormément connu la mère de cette petite ; tenez, c’était une grande amie à ma cousine Marsantes. C’est chez moi qu’elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d’avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à la Raspelière. » « Vous voyez que les Verdurin n’étaient pas du tout des bohèmes, me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse de Guermantes, c’étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. » J’étais peut-être seul à savoir par mon grand-père qu’en effet les Verdurin n’étaient pas des bohèmes. Mais ce n’était pas précisément parce qu’ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n’est jamais allé. « Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d’Ivoire, des petites réunions intimes chez moi, où j’inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux ? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane, qui a toutes les qualités qu’on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort, n’est-ce pas, en déclarant qu’elle n’appartient pas à l’élite pensante. » Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j’avais depuis une heure, mais je crus que, sur