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oubliez, un tel est mort », comme on eût dit : « il est décoré » (l’adjectif était autre, quoique pas plus important), « il est de l’Académie », ou — et cela revenait au même puisque cela empêchait aussi d’assister aux fêtes — « il est allé passer l’hiver dans le Midi », « on lui a ordonné les montagnes ». Encore, pour des hommes connus, ce qu’ils laissaient en mourant aidait à se rappeler que leur existence était terminée. Mais pour les simples gens du monde très âgés, on s’embrouillait sur le fait qu’ils fussent morts ou non, non seulement parce qu’on connaissait mal ou qu’on avait oublié leur passé, mais parce qu’ils ne tenaient en quoi que ce soit à l’avenir. Et la difficulté qu’avait chacun de faire un triage entre les maladies, l’absence, la retraite à la campagne, la mort des vieilles gens du monde, consacrait, tout autant que l’indifférence des hésitants, l’insignifiance des défunts.

« Mais si elle n’est pas morte, comment se fait-il qu’on ne la voie plus jamais, ni son mari non plus ? demanda une vieille fille qui aimait faire de l’esprit. — Mais je te dirai, reprit la mère, qui, quoique quinquagénaire, ne manquait pas une fête, que c’est parce qu’ils sont vieux, et qu’à cet âge-là on ne sort plus. » Il semblait qu’il y eût avant le cimetière toute une cité close des vieillards, aux lampes toujours allumées dans la brume. Mme de Sainte-Euverte trancha le débat en disant que la comtesse d’Arpajon était morte, il y avait un an, d’une longue maladie, mais que la marquise d’Arpajon était morte aussi depuis, très vite, « d’une façon tout à fait insignifiante », mort qui par là ressemblait à toutes ces vies, et par là aussi expliquait qu’elle eût passé inaperçue, excusait ceux qui confondaient.