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de façons toutes différentes que Legrandin (par l’étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d’Odette s’y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n’avoir aucun rapport et avoir suivi un chemin opposé, de même que celui qui suit le cours d’une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas qu’une rivière divergente, malgré les écarts de son cours, se jette dans le même fleuve. Mais à vol d’oiseau, comme fait le statisticien qui néglige la raison sentimentale, les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes, parties d’un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que, comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages, tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch, qu’on retrouverait se jetant dans l’océan du « grand monde ». Et, d’ailleurs, ils s’y reconnaissaient, car si le jeune comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, sa grâce, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles — en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir — ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c’est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents.

La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de