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mémoire, du Bloch élégant d’aujourd’hui le Bloch sordide d’autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Buckingham Palace. Mais ces amis étaient, en quelque sorte, dans la vie, les voisins de Swann ; la leur s’était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui ; mais chez d’autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui, non pas précisément socialement, mais d’intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l’être qu’on a sous les yeux. J’avais entendu, dans les dernières années de la vie de Swann, des gens du monde pourtant, à qui on parlait de lui, dire et comme si ç’avait été son titre de notoriété : « Vous parlez du Swann de chez Colombin ? » J’entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch : « Le Bloch-Guermantes ? Le familier des Guermantes ? » Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l’homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n’est que la condensation de ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J’eus dans l’instant même un exemple, d’une variété assez différente, il est vrai, mais d’autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l’aspect des