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une Américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n’en avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps avait été traité avec la plus grande amitié par le prince de Galles, cette ignorance n’existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance, chez ces derniers comme chez les autres, est aussi un effet (mais cette fois s’exerçant sur l’individu et non sur la courbe sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire, en retenant le fil de notre personnalité identique, attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch, chez le prince de Guermantes, savait parfaitement l’humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann, quand il n’aima plus Mme Swann mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu’il était chic d’aller, comme au thé de la rue Royale, Swann savait très bien sa valeur mondaine, se rappelant Twickenham, n’avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la duchesse de Broglie, et savait parfaitement qu’eût-il été lui-même mille fois moins « chic », cela ne l’eût pas empêché davantage d’aller chez Colombin ou à l’hôtel Ritz, puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham, et ainsi les amis, comme des « moi » un peu moins distincts de Swann et de Bloch, ne séparaient pas, dans leur