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Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. Et comme certains faits ont plus de durée, le souvenir exécré de l’Affaire Dreyfus persistant vaguement chez eux, grâce à ce que leur avaient dit leurs pères, si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient : « Pas possible, vous confondez, il est juste de l’autre côté. » Des ministres tarés et d’anciennes filles publiques étaient tenus pour des parangons de vertu. Quelqu’un ayant demandé à un jeune homme de la plus grande famille s’il n’y avait pas eu quelque chose à dire sur la mère de Gilberte, le jeune seigneur répondit qu’en effet, dans la première partie de son existence, elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais qu’ensuite elle avait épousé un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. Sans doute quelques personnes encore dans ce salon, la duchesse de Guermantes par exemple, eussent souri de cette assertion (qui, niant l’élégance de Swann, me paraissait monstrueuse, alors que moi-même jadis, à Combray, j’avais cru avec ma grand’tante que Swann ne pouvait connaître des « princesses ») et aussi des femmes qui eussent pu se trouver là mais qui ne sortaient plus guère, les duchesses de Montmorency, de Mouchy, de Sagan, qui avaient été les amies intimes de Swann et n’avaient jamais aperçu ce Forcheville, non reçu dans le monde au temps où elles y allaient encore. Mais précisément c’est que la société d’alors, de même que les visages aujourd’hui modifiés et les cheveux blonds remplacés par des cheveux blancs, n’existait plus que dans la mémoire d’êtres dont le nombre diminuait tous les jours. Bloch, pendant la guerre, avait cessé de « sortir »,