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devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu’elle pensait — pensait est beaucoup dire — ce qu’elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu’elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d’une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Mme de Forcheville — sauf une, celle qui l’avait fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse pour sa fille bien-aimée, l’orgueil qu’elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien — ces impressions n’étaient pas joyeuses et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu’on lui faisait, défense timorée comme celle d’un enfant. On n’entendait que ces mots : « Je ne sais pas si Mme de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau. — Ça, par exemple, vous pouvez vous en dispenser (répondait-on à tue-tête, sans songer que la mère de Gilberte entendait tout, sans y songer, ou sans s’en soucier), c’est bien inutile. Pour l’agrément qu’elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux sur les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d’avoir été impolie, et, tout de même agitée par l’offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne