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pleine de forces et de légèreté est déjà un premier néant), de concevoir que celle qui fut jeune est vieille, quand l’aspect de cette vieille, juxtaposé à celui de la jeune, semble tellement l’exclure que tour à tour c’est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui vous paraissent un rêve, et qu’on ne croirait pas que ceci peut avoir jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci, que c’est la même matière n’ayant pas quitté le même corps — si l’on n’avait l’indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis auquel donne seule une apparence de vraisemblance la couperose, jadis étroite entre l’or des épis, aujourd’hui étalée sous la neige. On était effrayé en pensant aux périodes qui avaient dû s’écouler avant que s’accomplît une pareille révolution dans la géologie d’un visage, et de voir quelles érosions s’étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions, au bord des joues, entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires. J’avais bien considéré toujours notre individu à un moment donné du temps comme un polypier où l’œil, organisme indépendant bien qu’associé, si une poussière passe, cligne sans que l’intelligence le commande ; bien plus, où l’intestin, parasite enfoui, s’infecte sans que l’intelligence l’apprenne, mais aussi et pareillement pour l’âme, dans la durée de la vie, comme une suite de moi juxtaposés mais distincts qui mourraient les uns après les autres ou même alterneraient entre eux comme ceux qui, à Combray, prenaient pour moi la place l’un de l’autre quand venait le soir. Mais aussi j’avais vu que ces cellules morales qui composent un être sont plus durables que lui. J’avais vu les vices, le courage des