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louche. Nous avions une propriété au fond d’une baie, sur un point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses qui m’étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi au début il ne pouvait pas venir par le train avec les autres habitués. Moi je lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Hé bien, non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait énormément de troupe. Tout ça sentait l’espionnage à plein nez. » Pour la première des accusations dirigées contre le baron de Charlus, celle d’être passé de mode, les gens du monde ne donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait, ils étaient ingrats, car M. de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager dans la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l’histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n’en voyant aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient à mille pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche, professaient des théories de sociologie et d’économie politique. M. de Charlus s’enchantait à raconter des mots involontairement lyriques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de X..., la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d’imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de X... une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu’on ait l’air d’y faire aucune attention, et qui, elles, plus intelligentes,