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l’un et l’autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n’avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l’arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait, par exemple, le colonel du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l’affaire Zola, à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que, d’ailleurs, il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d’une mélodie de Schumann, il n’en donnait le titre qu’en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand, à l’aube, il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d’une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l’oiseau de ce « sublime Siegfried » qu’il espérait bien entendre après la guerre.

Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d’une manière assez différente. « Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J’y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m’empêcher de partir. On me traitait de folle. — Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s’en échapper. — Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement