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toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n’aurons assez d’avions. C’est avec cela qu’on verra ce que prépare l’adversaire. C’est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d’une attaque, celui de la surprise, l’armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien, et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d’un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n’y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c’est tout ce qu’il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu’il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu’elle en éprouvât, trouvait qu’on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu’on était « alliancé ». Le maître d’hôtel, persuadé d’ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n’aurait pas osé, par peur d’être démenti par les événements, et n’aurait même pas eu assez d’imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d’en extraire d’avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu’il paraît qu’il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Il tâchait aussi pour la « vexer » de lui dire des choses désagréables, c’est ce qu’il appelait « lui jeter un