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entraves pour l’esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d’ailleurs délicieuse — surtout avec tout ce qui s’y allie de générosité cachée et d’héroïsme inexprimé — à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup : « Tu ne pourrais pas dire « Guillaume » tout court ? C’est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lécheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c’est tout. » « Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader », me dit Saint-Loup en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentais bien que parader n’était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d’infanterie, puis de chasseurs à pied, et enfin quand vint la suite qu’on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne l’exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu’il avait été reconnu « bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d’abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d’exprimer les sentiments trop profonds et qu’on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n’eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand’mère, mais