Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/68

Cette page n’a pas encore été corrigée

avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même beaucoup qu’il est mort. » À la Bourse tout souverain malade, que ce soit Edouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d’être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l’opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d’hier. Mon père le tient d’une source de tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu’il avait, grâce à de « hautes relations », d’être en communication avec elles, il en recevait la nouvelle encore secrète que l’Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D’ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou des « offres » sur l’Extérieure, si le marché de la première était « ferme » et « actif », celui de la seconde « hésitant », « faible », et qu’on s’y tînt « sur la réserve », la source de premier ordre n’en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d’un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d’entendre Robert dire : « l’Empereur Guillaume ». Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n’auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n’auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d’éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n’eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que « l’Empereur Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l’indice de grandes