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qui était fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l’« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui, du moins, ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c’est là une « intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que « l’intelligence » reconnue par le public à tel homme riche « d’avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu’elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n’avais pas eu, il est vrai, l’occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c’est justement ce qui fait qu’un être est tant d’êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer je n’avais connu que l’écorce. Et sa saveur, qui m’était attestée par d’autres, m’était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d’amertume contre Saint-Loup, lui disant qu’eux autres, « beaux fils galonnés », paradant dans les États-Majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n’avait pas envie de se faire « trouer la peau » pour Guillaume. « Il paraît qu’il est gravement malade, l’Empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait