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la peine d’une fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était, en somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire faire la connaissance d’Andrée, ne pouvant admettre que je l’eusse connue depuis longtemps. D’ailleurs Andrée venait rarement avec son mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère. Fidèle à l’esthétique de son mari, qui était en réaction contre les Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il a sa maison décorée par Bakst ; comment peut-on dormir là dedans, j’aimerais mieux Dubufe. »

D’ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l’esthétisme, qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c’était munichois) ni les appartements blancs et n’aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.

On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu’elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu’elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu’était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu’elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l’amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d’enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l’entreprise de faire revenir