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chez soi, parce qu’affirmant l’esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun. » Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l’invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu’elle fût obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l’après-midi dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant les nouvelles du « front », tandis qu’à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. Ce n’était pas, du reste, seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l’étaient aussi. Les dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d’où et qui étaient la fleur de l’élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient, d’ailleurs, pour elles autant d’importance qu’au temps où j’avais débuté dans le monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou quatre siècles d’ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu’on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu’on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. « Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914, qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s’arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d’ailleurs certains vieillards qui n’avaient pas été que dans le grand monde croyaient