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de tel d’entre eux dans les tableaux fût plus que celle d’un modèle, mais d’un ami qu’on veut faire figurer dans ses toiles, c’était à se demander si tous les gens que nous regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres ou les leur dédiait en hommage d’admiration, sur lesquels Sainte-Beuve ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers, si, à plus forte raison, toutes les Récamier, toutes les Pompadour ne m’eussent pas paru d’insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, ce qui me faisait alors enrager d’être malade et de ne pouvoir retourner voir tous les gens que j’avais méconnus, soit qu’elles ne dussent leur prestige qu’à une magie illusoire de la littérature, ce qui forçait à changer de dictionnaire pour lire et me consolait de devoir d’un jour à l’autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me soigner dans une maison de santé. Peut-être, pourtant, ce côté mensonger, ce faux-jour n’existe-t-il dans les Mémoires que quand ils sont trop récents, trop près des réputations, qui plus tard s’anéantiront si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines. (Et si l’érudition essaye alors de réagir contre cet ensevelissement, parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s’entassant ?)

Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où, d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver