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d’un célèbre palazzo, dont j’oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d’un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l’Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j’ai un peu l’illusion d’être au bord du Grand Canal. L’illusion est entretenue par la construction de l’hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac — du diable si j’y avais jamais pensé — viendrait du bac sur lequel des religieuses d’autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l’habitait, et que je me prends à « raimer » en retrouvant, presque contiguë à l’hôtel des Verdurin, l’enseigne du « Petit Dunkerque », une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d’oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et « tout ce que les arts produisent de plus nouveau », comme dit une facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefs-d’œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux