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moire d’autres « instantanés », notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j’avais vu autrefois qu’hier ce que j’observais d’un œil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant tant d’amis que je n’avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n’aurais aucune raison de le leur refuser, puisque j’avais maintenant la preuve que je n’étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était, en effet, moins chargée de réalité que je n’avais cru.

Quand je pensais à ce que Bergotte m’avait dit : « Vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l’esprit », je voyais combien il s’était trompé sur moi. Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile ! J’ajoute même que si quelquefois j’avais peut-être des plaisirs — non de l’intelligence — je les dépensais toujours pour une femme différente ; de sorte que le Destin, m’eût-il accordé cent ans de vie de plus, et sans infirmités, n’eût fait qu’ajouter des rallonges successives à une existence toute en longueur, dont on ne voyait même pas l’intérêt qu’elle se prolongeât davantage, à plus forte raison longtemps encore.

Quant aux « joies de l’intelligence », pouvais-je ainsi appeler ces froides constatations que mon œil clairvoyant ou mon raisonnement juste rele-