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force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers : « Il est déjà mieux, il ne faut pas qu’il pense à son mal », mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu’il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D’ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu’il n’avait pas perdu la mémoire, il l’évoquait d’une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : « Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Baron de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.

La duchesse de Létourville, qui n’allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes, parce qu’elle venait d’être longtemps malade, passa à ce moment à