Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/226

Cette page n’a pas encore été corrigée

brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre matière que les autres. Quand j’arrivai au coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d’elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était, d’ailleurs, fait de tant de passés différents qu’il m’était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu’elle ne vînt pas, à la proximité d’une certaine maison où on m’avait dit qu’Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu’on a suivi mille fois avec une passion qui ne dure plus et qui n’a pas porté de fruit, comme celui où, après le déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l’affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n’étais pas très désireux d’entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j’allais m’apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d’une voiture qui était en train de s’arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu’assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu’aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d’être sage. Mais son chapeau