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exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu’on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui qui la porte et l’aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale.

Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ; lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l’élan d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l’église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. Avant d’aller à cet enterrement, qui n’eut pas lieu tout de suite, j’écrivis à Gilberte. J’aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes, je me disais qu’elle accueillerait la mort de Robert avec la même indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d’autres qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être même, avec son tour d’esprit Guermantes, elle chercherait à montrer qu’elle n’avait pas la superstition des liens du sang. J’étais trop souffrant pour écrire à tout le monde. J’avais cru autrefois qu’elle et Robert s’aimaient bien dans le sens où l’on dit cela dans le monde, c’est-à-dire que l’un auprès de l’autre ils se