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d’Albertine, dont la vie m’était devenue si étrangère. Mais je ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : « Vous qui êtes malade ». Et c’était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l’image ultime, devant la tranchée, après la chute, de l’image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. Sa mort fut accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d’Albertine. Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta la mémoire du mort de lamentations, de thrènes désespérés. Elle exhibait son chagrin et ne prenait un visage sec, en détournant la tête, que lorsque moi je laissais voir le mien, qu’elle voulait avoir l’air de ne pas avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses, la nervosité des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l’horripilait. Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un étourdissement, qu’elle s’était cognée. Mais si je parlais d’un de mes maux, redevenue stoïque et grave, elle faisait semblant de ne pas avoir entendu. « Pauvre Marquis », disait-elle, bien qu’elle ne pût s’empêcher de penser qu’il eût fait l’impossible pour ne pas partir et, une fois mobilisé, pour fuir devant le danger. « Pauvre dame, disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, qu’est-ce qu’elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu’elle n’ait pas pu, parce qu’il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé. » Et les yeux de Françoise