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ration de grande « enverjure » avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l’effet non de l’ignorance, mais d’une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même : « on » plein de méfiance, disant : « On nous parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres, il paraît qu’elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu’ils sont à bout de souffle, qu’ils n’ont plus rien à manger, moi je crois qu’ils en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout de même nous bourrer le crâne. S’ils n’avaient rien à manger ils ne se battraient pas comme l’autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de moins de vingt ans. » Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes des Allemands, comme il avait fait jadis pour ceux des radicaux ; il narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire : « Ah ! Sainte Mère des Anges ! », « Ah ! Marie Mère de Dieu ! » Et parfois, pour lui être désagréable d’une autre manière, il disait : « Du reste, nous ne valons pas plus cher qu’eux, ce que nous faisons en Grèce n’est pas plus beau que ce qu’ils ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec toutes les nations », alors que c’était exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes, il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans, et, en prévision d’une paix possible, assurait que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu’un jeu d’enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de