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D’ailleurs, je sentis tout de suite, à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d’hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d’hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s’embusquer, Saint-Loup les avait faits en sens inverse, et avec succès, pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d’après eux-mêmes, Françoise et le maître d’hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l’abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement au courage héroïque de Robert, qu’elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas « Boches », il leur avait fait l’éloge de la bravoure des Allemands, il n’attribuait pas à la trahison que nous n’eussions pas été vainqueurs dès le premier jour. Or, c’est cela qu’ils eussent voulu entendre, c’est cela qui leur eût semblé le signe du courage. Aussi, bien qu’ils continuassent à chercher la croix de guerre, les trouvai-je froids au sujet de Robert, moi qui me doutais de l’endroit où cette croix avait été oubliée. Cependant Saint-Loup, s’il s’était distrait ce soir-là de cette manière, ce n’était qu’en attendant, car, repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses relations pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, croyant qu’il s’était engagé, afin de l’aller voir et n’avait reçu jusqu’ici que des centaines de réponses contradictoires. Je conseillai à Françoise et au maître d’hôtel d’aller se coucher. Mais celui-ci n’était jamais pressé de quitter Françoise depuis que, grâce à la guerre, il avait trouvé un moyen, plus efficace encore que l’expulsion des sœurs et l’affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que j’allais auprès d’eux pendant les