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amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d’un peu près au système nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d’effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes, par exemple, qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères. Ce désir, que réveille chaque fois la vue d’une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l’est, par exemple, pour quelqu’un qui avait souffert toute sa vie de crises d’asthme, l’influence d’une certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la première fois il respire librement.

Or, les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l’amour se reconnaît encore. L’insistance de M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et, à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu’on avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à des matelots — car ils servaient à infliger des supplices dont l’usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires — au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attestée au besoin par des actes brutaux, et toute l’enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, que décorait son imagination moyenâ