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touffés, mais il fallait pour qu’on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l’auteur du livre on inscrivait comme un permis d’imprimer qu’il avait été à la Marne, à Verdun, qu’il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller, qu’on pouvait qualifier de grand pourvu qu’on dît, au lieu de « ce grand Allemand », « ce grand Boche ». C’était le même mot d’ordre pour l’article, et aussitôt on le laissait passer.

Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu’elle laisse à leur développement sans plus s’occuper d’elles, et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors, et en supposant qu’elles engagent tout l’individu, les actions d’hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C’était évidemment un vice d’éducation, ou l’absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l’argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient, en fin de compte, être plus doux, mais le malade, par exemple, ne se tisse-t-il pas, avec des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter), du moins la moins laborieuse possible qui avait amené ces « jeunes gens » à faire, pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance.