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nous raconte qu’ils ne fréquentaient personne « qui se pût nommer ». « En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible, c’est un vrai pandémonium. J’avais cru, comme le calife des Mille et une Nuits, arriver à point au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et une Nuits que j’ai vu réaliser devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j’avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, puis tout d’un coup, avec le joli esprit qui m’avait si souvent frappé chez cet homme qui s’était fait lui-même, quand il avait pour m’accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : « Vous parlez de bien des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin, que j’avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille d’aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens, qu’il