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celles auxquelles j’avais assisté et de l’exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut aussi bien se comprendre que l’autre. Ils avaient, d’ailleurs, été longtemps unis, alternant l’un avec l’autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d’assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l’apache pour les autres. « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l’équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu’avec des « inférieurs », prenant ainsi sans le savoir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d’Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d’eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu’on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. « C’est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que, voyez-vous, le baron, c’est un grand enfant. Même maintenant qu’il a ici tout ce qu’il peut désirer il va encore à l’aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent, par le temps qui court, avoir des conséquences. N’y a-t-il pas l’autre jour un chasseur d’hôtel qui mourait de peur à