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s’arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c’est dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux cartons. C’est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s’adressait cette phrase il n’eut pas le temps de déclarer qu’il n’eût jamais accepté de « pèze » d’une femme, ce qui eût diminué l’excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh non ! je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le genre d’intelligence qui était naturellement le sien ressortait d’à travers celui qu’il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c’est la vérité. Après tout, qu’est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu’il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C’est pas trop dur ? — Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous. » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu’on ira jusqu’au bout. — Jusqu’au bout ! Si on savait seulement jusqu’à quel bout, dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ». — Vous n’avez pas vu que Sarah Bernhardt l’a dit sur les journaux : La France, elle ira jusqu’au bout. Les Français, ils se feront tuer plutôt jusqu’au dernier. — Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se