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prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l’intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m’avaient frappé le soir de sa première entrée à la Raspelière, grâces héritées de quelque grand’mère que je n’avais pas connue, et que dissimulaient dans l’ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qui y épanouissaient coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame. Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui disant que c’étaient tous des « barbeaux » de Belleville et qu’ils marcheraient avec leur propre sœur pour un louis. Au reste, Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu’il ne disait au baron, ils n’appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n’est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune » et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu’ils se coupent dans la conversation qu’ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s’effare d’une contradiction et d’un mensonge qu’il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus