Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 1.djvu/171

Cette page n’a pas encore été corrigée

après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu’elles peuvent s’offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s’ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l’inguérissable désir qu’ils ont d’elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l’auréole qu’ils mettent autour d’elle est aussi un produit, mais, comme on voit, fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l’état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n’est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu’ils sont absolument nécessaires. Ce n’est pas par ceux-là qu’ils seraient achetés à prix d’or, échangés contre tout ce que le malade possède, c’est par ces autres malades (d’ailleurs peut-être les mêmes, mais, à quelques années de distance, devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu’ils ne l’ont pas, sont en proie à une agitation qu’ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort. Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l’amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n’être rien, il aurait eu